
Dans le contexte d’accroissement des crises et inégalités économiques et sociales propres à l’expansion autoritaire du néolibéralisme, la gauche réformiste et social-démocrate latino-américaine est nécessairement poussée à évoluer dans ses positions et pratiques du pouvoir. Tiraillées entre leur volonté d’apaisement avec les classes dominantes et la nécessité de s’attaquer aux intérêts de celles-ci afin de porter leurs ambitieux programmes sociaux permettant de sortir leur pays de la crise et sa population de la misère, celle-ci est amenée à choisir son camp.
Au fur et à mesure de l’expansion du néolibéralisme, la marge de manœuvre pour cette gauche social-démocrate se rétrécit de plus en plus. Ainsi, le Lula de 2023 n’est plus le même que le Lula président du Brésil de 2003 à 2011. En témoigne les protestations de pseudo-spécialistes internationaux alignés sur l’occident qui, tels que Guilherme Casaroes dans Le Monde, juge que, longtemps auréolé d’une popularité mondiale, le président brésilien peine aujourd’hui à tenir une position d’équilibre dans les conflits ukrainiens et proche-orientaux.
Il semblerait que cette instabilité, cette « perméabilité aux régimes autoritaires » soit commune à tout partisan de solutions pacifiques dans les conflits actuels aux yeux de nos si dépendants et serviles médias.
Il est significatif d’étudier ce processus de rééquilibrage de Lula afin de comprendre qu’actuellement la gouvernance social-démocrate est vouée à l’échec. Les représentants de celles-ci sont voués à se fâcher ou bien avec les classes dominantes de leur pays, ou bien avec le peuple qui les a élus pour leur programme social.
Brésil des années 2000 : la lutte contre la pauvreté en bonne amitié avec les banquiers
Le bilan de Lula durant ses deux mandats présidentiels entre 2003 et 2011 apparaissent comme difficilement analysables en termes de politique de classe. Ils sont significatifs des marges de manœuvres permises par le caractère moins développé du néolibéralisme dont il disposait à l’époque pour naviguer entre ses contradictions aujourd’hui insurmontables.
Il poursuit durant une année la politique économique monétaire dictée par le Fonds monétaire international (FMI), alliant orthodoxie monétaire et austérité fiscale. Fruit des gouvernements néolibéraux précédents, elle lui assure le soutien des secteurs financiers. En réaction, de nombreux militants syndicalistes, du Mouvement des Sans terres (MST) et de son parti, le Parti des Travailleurs (PT) expriment leur mécontentement et se mobilisent afin de faire pression au gouvernement pour qu’il tienne les promesses sociales auxquelles il s’est engagé durant sa campagne électorale.
Puis, passé cette année de déception, les mesures sociales débutent. Ses programmes d’allocations sociales et d’aides alimentaires ont permis à pas moins de 30 millions de Brésiliens de sortir de la pauvreté ! La faim quant à elle ne cesse de reculer. Pourtant, il ne s’attire point les foudres des élites économiques du pays.
Bien qu’à l’élection présidentielle de 2006, sa base de soutien réside principalement dans les couches populaires, tandis que les secteurs qui lui sont opposés résident au sein des couches moyennes aisées ou encore de petits et moyens entrepreneurs. Les mandats de Lula ne sont pas marqués par une conflictualité de classe franche, a contrario de ce qu’aurait pu laisser penser l’héritage politique du Parti des Travailleurs et de ses soutiens (syndicalistes, Mouvement des Sans Terres, Parti Communiste Brésilien). Certains grands patrons et membres des secteurs financiers lui apportent même leur soutien.
Ses années sont marquées par une sorte de pacte social. Un consensus basé sur une forme de « développementalisme » dans lequel les élites économiques s’engagent à poursuivre et accroître la production. Et ce, en laissant une part de la rente, tirée par les bénéfices de certains produits agroalimentaires à faibles coûts de productions et le boom des matières premières, aux mains du gouvernement afin qu’il puisse l’utiliser dans ses politiques de redistribution et de lutte contre la pauvreté.
La Forêt Amazonienne en fait notamment les frais tandis que les secteurs industriels, financiers et de l’agroalimentaire y trouvent leur compte. Ainsi, le développement des politiques sociales reste durant ces années subordonnées à la satisfaction des intérêts économiques des élites du pays. Si la pauvreté recule fortement, le processus de réduction des inégalités est bien plus lent.
Conformément à la doctrine keynésienne, Lula utilise l’intervention de l’État dans l’économie afin de corriger les inégalités les plus criantes causées par le mode de développement capitaliste. Cela lui permet à court terme d’améliorer les conditions de vie des plus défavorisés sans entrer en conflit avec les acteurs à la source de leur misère. Or, ce jeu d’équilibriste remplit de contradiction ne tient qu’un temps et est voué à s’écrouler sur le long terme.
Une première prise de distance timorée avec l’impérialisme états-unien
Au niveau international, le ton est également à la conciliation tout en cherchant déjà à dégager certains axes de développement autonome des États-Unis. En effet, Lula a parfaitement conscience du frein que représente la mainmise du dollar au développement de l’économie brésilienne. Ainsi, sans chercher à rompre avec ces derniers, Lula amorce un rapprochement avec ses voisins d’Amérique Centrale et Latine, alors majoritairement dotés de gouvernements progressistes.
Ses institutions sont encore actuellement les germes permettant la potentielle éclosion d’un développement autonome, réciproque et coopératif entre les nations d’Amérique Centrale et Latine, libéré de la tutelle américaine. Il apporte notamment son soutien au gouvernement équatorien lorsque celui-ci nationalise ses ressources minières au détriment des multinationales nord-américaines.
De même, il amorce un rapprochement avec le Venezuela, alors dirigé par le leader de gauche Hugo Chavez et inscrit sur la liste noire des États-Unis. Cependant, si ces premières prises de positions et actions apparaissent comme une avancée, elles n’ont rien à voir avec ce qu’elles sont actuellement. À l’époque, elles étaient – et le sont toujours – la condition de l’obtention d’un minimum de souveraineté nationale.
Des avancées trop limitées engendrant le retour d’un Lula plus offensif
Les politiques menées durant les deux mandats de Lula ne s’inscrivaient nullement dans une politique de rupture et ne permettaient pas à long terme de résoudre les contradictions provoquées par le développement capitaliste du pays, notamment au niveau de sa production agroalimentaire et de la destruction des ressources naturelles et de l’Amazonie.
Ainsi, bien qu’il fût succédé par Dilma Roussef, issue du Parti des Travailleurs, cela n’a pas empêché l’extrême-droite de prendre les rênes du pays par le biais du populiste Jair Bolsonaro.
En 2022, le duel présidentiel entre ce dernier et Lula fut très serré. La situation économique et sociale du pays était alors catastrophique tandis qu’une partie des couches dominantes se radicalisaient en adoptant des comportements putschistes.
Porté avec davantage de vigueur par le Mouvement des Sans Terres et les indigènes qui ont particulièrement souffert des attaques de la part de l’ex-gouvernement d’extrême droite, Lula radicalise depuis sa critique du mode de développement économique et souhaite à nouveau mener la guerre contre la pauvreté et la malnutrition afin que chacun puisse manger à sa fin et vivre dignement.
Parallèlement, Lula n’hésite plus à attaquer frontalement les États-Unis en se positionnant en leader des pays Non alignés et des Pays du Sud à l’ONU, en plaidant pour la paix, en dénonçant l’ordre mondial actuellement injuste et en demandant la réforme de celui-ci avec plus de multilatéralisme et des développements entre nations pacifiques, coopératifs et respectueux du monde.
À nouveau artisan du développement des institutions de développement commune latino-américaine, il n’hésite plus à clamer son rapprochement avec les trois pays particulièrement maltraités par les États-Unis que sont Cuba, le Venezuela et le Nicaragua. Cette radicalisation de Lula émane de la perte de manœuvre résultant de l’expansion de la globalisation néolibérale et de l’intransigeance des profiteurs de celle-ci.
Ces avancées laissent donc entrevoir l’espoir de la construction d’un ordre mondial plus juste et de la mise en œuvre de nouvelles politiques sociales plus ambitieuses au Brésil. À l’échelle de l’Amérique Centrale et Latine, le regain des institutions communes, la radicalisation des autres leaders de gauche sociaux-démocrates. Le président Colombien Gustavo Petro ainsi que le rétablissement complet des relations avec Cuba, le Venezuela et le Nicaragua peuvent permettre de construire une force commune puissante et solidaire sur la durée.
Celle-ci sera la condition de la rupture avec l’impérialisme américain et de la victoire du socialisme dans ce continent où les peuples se battent depuis des décennies pour la construction de cet objectif, symbole d’espoir et d’émancipation.