Élections présidentielles argentines : des candidats rugissants mais peu novateurs 

Le dimanche 22 octobre s’est déroulé le premier tour du scrutin présidentiel en Argentine. Trois candidats se sont principalement opposés tandis que les sondages annoncent d’ors et déjà des résultats serrés pour le second tour. 

Les résultats

En seconde tête du scrutin, ayant récolté à 29,4 % des voix, l’extrême droite réalise une percée historique par l’intermédiaire populiste ultralibéral Javier Milei. Face à cette menace, Sergio Massa, représentant de l’aile droite du parti justicialiste (péroniste, centre-gauche), ministre de l’Économie du dernier gouvernement, a terminé en tête avec 36 % des suffrages. 

Et afin de repérer où se trouve la principale réserve de voix pour le second tour, la candidate de droite initialement classique mais désormais radicalisée, Patricia Bullrich, a réalisé 23 %. Son poste du ministre de la Sécurité dans le gouvernement néolibéral de 2015-2019 représenté par Mauricio Macri a pu laisser libre cours à ses pulsions autoritaires, associées à une soumission sans faille aux dogmes néolibéraux, deux caractéristiques sœurs de la modernité idéologique de la classe dominante. Elle a d’ores-et-déjà appelé à faire barrage au « pire gouvernement », soutenant ainsi indirectement la candidature d’extrême droite de Javier Milei.

Afin de comprendre comment l’Argentine en est arrivée à une gauche aussi déboussolée et une droite tant radicalisée, il est nécessaire d’analyser l’histoire politique du pays et les héritages que constituent le péronisme et la dictature militaire de 1976 à 1983. 

Le péronisme, un héritage politique controversé 

Jusqu’au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, peu de choses distinguaient l’Argentine de ses voisins d’Amérique Latine. Elle enchaînait les crises de régimes et naviguait entre régimes autoritaires et périodes de démocraties libérales modérées. Sans distinction, ces diverses formes de gouvernance servaient les intérêts matériels de la bourgeoisie nationale et assuraient aux entreprises américaines la domination de leur impérialisme au sein du pays.

Après Seconde Guerre Mondiale, la nécessité de mener une industrialisation nationale pour accroître le poids géopolitique du pays dans la Région et de monter en parallèle un État-providence permettant de gommer les injustices les plus criantes porte Juan Péron au pouvoir. 

Cette dynamique, bien qu’ayant emprunté des caractéristiques particulières en Argentine, doit cependant être remis dans le contexte plus global du développement des multiples « Welfare State » (États sociaux, États du bien-être) nationaux. Les courants politiques et forces sociales soutenant Péron sont hétéroclites. Son orientation économique et sa volonté de développement autonome vis-à vis des États-Unis correspond aussi bien aux intérêts de la majorité de la bourgeoisie nationale, des classes moyennes et des travailleurs.

Sa stratégie de redistribution revient à dégager une rente d’État parle biais de l’exploitation nationale d’une part des ressources du pays afin d’améliorer les conditions matérielles d’existence de la population sans trop empiéter sur les intérêts économiques de la bourgeoisie nationale. Dans certains secteurs économiques, des pouvoirs de participation des travailleurs à la gestion des entreprises par le biais des syndicats est impulsé, bien que la vision de Péron et d’une part de ses soutiens de la participation citoyenne à la vie démocratique soit conservatrice.

Bien que considérant les masses comme des soutiens passifs dont les plébiscites suffisent à répondre à la volonté de participation politique, Péron est cependant contraint de donner certains gages afin de ne pas s’aliéner la part populaire de sa base et de répondre aux nécessités propres au développement économique de l’époque. Ce numéro d’équilibriste, associé à la diversité des soutiens sociaux de Péron amèneront à l’affrontement – tantôt violent mais toujours idéologique – entre des courants conservateurs et progressistes se revendiquant de son héritage.

Aujourd’hui, le péronisme, à l’instar du kémalisme en Turquie, s’affirme comme une idéologie fondatrice du développement de l’Argentine en tant que nation sur le plan intérieur et la scène internationale. 

Cela explique les controverses actuelles : certains partis péronistes justifient leur orientation libérale-conservatrice par la virulence anticommuniste de Péron à l’époque. D’autres mettent en avant ses politiques sociales pour porter des politiques économiques keynésiennes voir socialisantes. Bien que son représentant actuel pour l’élection présidentiel soit modéré, c’est le cas du parti justicialiste qui, depuis la victoire en interne du courant critique du néolibéralisme représenté par les époux Kirchner, s’allie sur une plateforme commune avec les autres forces de gauche – dont le parti communiste – pour les différentes élections. 

La dictature militaire du 1976, source nationale du néo-libéralisme autoritaire et de la soumission aux États-Unis  

En 1976, dans le cadre de la politique d’épuration des gouvernements progressistes d’Amérique Latine portée par Washington, l’épouse puis veuve de Juan Péron (décédé en 1973), alors à la tête de l’État et cherchant à poursuivre la politique de son mari, est renversée par un coup d’État militaire.

Une dictature se revendiquant « nationale catholique » est mise en place. Guidée par les États-Unis et s’inspirant du Chili de Pinochet et des autres dictatures latino-américaines, un néo-libéralisme brutal et autoritaire se met en place, éliminant toute opposition et protestation au sein du pays. 

Javier Millei, par son projet libertarien sur le plant économique, conservateur sur le plan social et sociétal et autoritaire sur le plan démocratique, s’inscrit pleinement dans cet héritage, bien qu’il adopte une posture de défenseur de la liberté (uniquement économique et seulement pour les personnes ayant suffisamment de ressources pour la pratiquer au détriment des salariés). Ses positions sur la dictature de 1976 sont également ambiguës, justifiant les éliminations physiques d’opposants. 

Son projet de démantèlement de l’État – excepté dans ses fonctions régaliennes – et sa volonté de rompre avec les BRICS ainsi que les institutions communes d’intégration latino-américaines, mises en place par les gouvernements de gauche pour limiter leur dépendance à l’impérialisme, ne peut qu’être apprécié par Washington. De même, son projet de dollarisation totale de l’économie argentine permettrait aux États-Unis de retrouver un allié de poids au sein d’une région qui échappe de plus en plus à son contrôle. 

Après le retour au cours des années 1980 de la définition occidentale de la démocratie, le régime répressif s’assouplit partiellement tout en poursuivant son orientation néo-libérale jusqu’en 2003. Reprenant son libre cours entre 2015 et 2019, cette poursuite des orientations économiques impulsées lors de la dictature a permis aux élites économiques de fortement s’enrichir. Parmi elles, la candidate Patricia Bullrich, issue d’une famille de gros propriétaires agricoles, et peu connue pour sa tendresse envers le sort des classes laborieuses durant ses fonctions de ministre de la Sécurité entre 2015 et 2019.

Responsable de la mort de deux manifestants par noyade, elle a porté durant sa campagne des propositions novatrices telles qu’une réforme anti-sociale du droit du travail, des coupes budgétaires, une libéralisation du contrôle des changes, la fin du contrôle des prix et plus de fermeté envers les manifestations sociales… 

Peu soucieuse de la démocratie, elle a plaidé la stratégie de choc du tout ou rien, se rapprochant ainsi de Javier Milei qu’elle soutient désormais. Il faut dire que les deux candidats se caractérisent par trois points communs majeurs faisant d’eux des héritiers de la dictature : accélération du néolibéralisme, accentuation de la « coopération » avec Washington et répression envers toutes forces politiques, syndicales ou associatives portant un projet alternatif. 

Des époux Kirchner à Alberto Fernandez : de timides avancées encore trop fragiles

En 2003, Nestor Kirchner, candidat pour le parti Justicialiste remporte l’élection présidentielle. Cristina Kirchner lui succédera de 2007 à 2015. Soutenu par les autres forces de gauche coalisées à l’occasion, ils mèneront une politique s’efforçant de remettre en œuvre un État-providence, de re-développer les services publics, d’améliorer les conditions de travail et de redresser l’économie du pays qui était dans un état catastrophique. 

Les mesures économiques et sociales alors prises, bien qu’empiétant sur l’impérialisme états-unien et le dogme néolibéral, n’avait pas pour objet de rompre avec le capitalisme. Bien plus qu’une politique socialisante, il s’agissait de mener une nouvelle phase de développement capitaliste, mieux contrôlé à l’échelle nationale et aux conséquences moins désastreuses pour les travailleurs. Si ces politiques ont répondu à leurs objectifs, elles n’ont pas permis de créer une alternative durable. 

Ainsi, le néolibéralisme pourra reprendre les rênes du pays entre 2015 et 2019. Ces quatre années se caractériseront par une accentuation du pillage privé des ressources nationales, une répression impitoyable des mouvements sociaux et des emprunts rocambolesques auprès du FMI, préparant ainsi la catastrophe de 2020. En 2019,la coalition de gauche mené par le parti justicialiste et représenté par Alberto Fernandez remporte les élections présidentielles, sans toutefois parvenir à obtenir une majorité de siège aux élections législatives. 

La crise du Covid vient dynamiter l’économie nationale, bien alimentée par le caractère explosif et court-termiste des mesures néolibérales imposées entre 2015 et 2019. L’opposition freine l’adoption de toute mesure sociale tandis que le parti justicialiste n’envisage pas plus qu’il y a quelques années de mener à bien une politique de rupture. Toutefois, il convient de remarquer l’ampleur des dépenses gouvernementales effectuées dans la santé afin de résoudre la crise du Covid, d’universaliser l’accès aux soins et de sauver un maximum de vies.

Le paradoxe réside que c’est principalement dans ces mesures prises dans l’intérêt général de la population que c’est accéléré spectaculairement l’explosion inflationniste de l’économie, provoquant une crise économique et sociales de grande ampleur. D’où le fait que les attaques exacerbées de Javier Miliei envers la monnaie nationale et son projet de dollarisation de l’économie apparaisse comme crédible auprès d’une partie de la population. L’émergence de cette extrême droite néolibérale en réaction au mandat d’un gouvernement de gauche modérée n’est pas nouvelle en Amérique Latine.

Soutenue par une part des élites économiques, elle s’inscrit dans l’incapacité des politiques keynésiennes à résoudre la crise provoquée par l’exacerbation des contradictions néolibérales. Tandis que la gauche patine du fait de son exigence contradictoire de compromis et de transformation sociale, la droite radicalisée et extrême apporte des réponses simples de dérégulation financière et de retour à une coopération renforcée avec Washington. Le second tour qui aura lieu le 12 novembre prochain permettra d’observer les comportements électoraux de la droite traditionnelle, déjà en partie aspirée par son extrême mais aussi des classes populaires, des classes moyennes, des travailleurs et de la jeunesse. 

Tandis que le FMI renforce la pression du remboursement de la dette sur le gouvernement argentin, la coalition de gauche semble, quant à elle, avoir réalisé un choix de représentation peu judicieux. Figure de l’aile droite du mouvement péroniste, adepte des coupes budgétaires, la candidature de Sergio Massa semble s’inscrire dans une stratégie visant à jouer la voix de la modération et défendant le bilan du gouvernement péroniste.

Cette désignation est d’autant plus surprenante que Sergio Massa est particulièrement impopulaire du fait qu’il est pris la tête du ministère de l’Économie en pleine crise. La radicalité de la situation sociale en Argentine rend cette stratégie périlleuse face au candidat libertarien d’extrême droite n’hésitant pas user de populisme pour capter la colère de la population et notamment celle de la jeunesse. 

Quoi qu’il en soit, alors que le vautour au bec hideux – le FMI – tourne et se rapproche de sa proie, il sera indispensable à la coalition péroniste et de gauche – si elle est réélue – de renforcer ses relations avec l’ensemble des pays d’Amérique Centrale et Latine remettant en cause l’impérialisme américain. Leur capacité à consolider et accentuer leurs relations afin de permettre leur unité dans l’action permettra de renforcer les marges de manœuvres des gouvernements progressistes qui pourront ainsi mener des politiques sociales généreuses ou même ambitionner une voie originale et démocratique vers le socialisme.

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