
Ce 15 octobre sera marqué par le second tour de l’élection présidentielle en Équateur. Dans un pays ravagé par la collusion entre gangs et élites économico-politiques, le contexte est particulièrement tendu. Après l’assassinat du candidat centriste et anti-corruption Fernando Villavicencio, alors deuxième dans les sondages devant le milliardaire Daniel Noboda, Luisa Gonzalez, la candidate du Mouvement pour la Révolution Citoyenne, dont les chances de s’imposer ne sont pas moindres, a fini par accepter de réaliser ses déplacements accompagnés d’une garde. Sa victoire face au milliardaire Daniel Noboda représenterait un immense espoir pour le peuple équatorien et lui permettrait de retrouver la prospérité propre à l’ère Correiste mise à sac par deux mandats présidentiels au service du néolibéralisme.
Avant de pouvoir analyser plus en détail la situation politique actuelle, il convient de faire un retour historique sur les deux dernières décennies de l’Équateur.
L’ère Correiste : la patrie et le peuple mis en avant au détriment de l’oligarchie et de Washington
En 2006, Rafael Correa remporte les élections présidentielles. Il prend les rênes d’un pays dans une situation économique déplorable. La misère n’est alors que banalité tandis que l’abondance est un privilège hors de portée de la majorité de la population.
Se revendiquant du socialisme du XXIᵉ siècle et s’inspirant des expériences en vigueur dans les pays d’Amérique Latine gouvernés par la gauche, il impulse des réformes démocratiques, économiques et sociales profondes. Le salaire minimum est doublé, des centaines de milliers de logements sociaux sont distribués tandis que l’État se réinvestit en tant qu’acteur dans l’économie en nationalisant les secteurs stratégiques.
Ces politiques engendrent une rupture avec Washington qui y perd des intérêts économiques mais la population soutient massivement le nouveau gouvernement. D’ailleurs, des processus de participation citoyenne et de démocratie directe sont mis en place en plus des investissements massifs afin de développer les forces productives du pays ainsi que les services publics essentiels que sont l’éducation et la santé.
La pauvreté recule drastiquement tandis que le droit à la santé et à l’éducation est garanti matériellement. En éliminant les causes du crime que sont la misère, la détresse et la précarité, il entrave les principaux leviers de recrutement des gangs et permet d’assurer le droit à la sécurité pour l’ensemble des citoyen.e.s.
Après son départ en 2017, en quelques années, le taux d’homicide va être multiplié par cinq, passant de 5,9 à 25,5 pour 100 000 habitants. Preuve en est que les politiques publiques éliminant la pauvreté et la précarité sont bien plus efficaces que les instruments répressifs pour assurer la sécurité du peuple et réduire les crimes.
Cependant, il était impossible pour un pays comme l’Équateur de mettre en œuvre ces réformes sociales et cette révolution citoyenne en restant subordonné à l’impérialisme américain. Dès le début de son mandat, le gouvernement Correiste va nationaliser les secteurs stratégiques – dont notamment les entreprises d’extractions de ressources principalement pétrolières – au détriment des multinationales nord-américaines.
Si cette mesure permet à l’Équateur de reprendre temporairement la main sur ses ressources, Washington va rapidement mener une guerre économique au gouvernement Correiste. Or, l’Équateur était avant 2006 très dépendant de l’économie américaine. Afin d’éviter la mise en sac de l’économie nationale et le désastre social qui en aurait découlé pour la population, Rafael Correa va devoir se tourner vers un autre impérialisme, plus souple et moins parasite certes, mais non moins intéressé.
De la subordination nord-américaine à la dépendance chinoise : les contradictions de la lutte anti-impérialiste et anti-néolibérale
Nous ferions en tant que progressistes et anti-impérialistes une erreur en condamnant moralement le rapprochement des Correiste avec la Chine. Les pays latino-américains sont fortement dépendants économiquement des États-Unis. Les choix politiques s’offrant à la gauche lorsque celle-ci a pour volonté de transformer les conditions économiques, démocratiques et sociales de son pays sont donc limités.
C’est pourquoi, la gauche Latino américaine s’appuie principalement sur deux leviers pour mener à bien son programme social : un développement de la coopération économique et politique entre les nations latino-américaines et un rapprochement avec une puissance économique moins dérangeante que les États-Unis, la Chine. Cette dernière présente plusieurs avantages.
Tout d’abord, la Chine est dans une phase de développement capitaliste majoritairement industrielle tandis que les États-Unis sont au sein d’une phase à domination plus financière. Cette différence se traduit par des rapports de domination très différents. Ainsi, tandis que l’impérialisme américain se traduit par un appauvrissement des populations par le vol de ses ressources et des pressions politiques en faveur de coupes budgétaires et de désengagements étatiques, l’impérialisme chinois, afin de répondre à l’intérêt de ses grosses entreprises, développe des infrastructures et participe au développement des forces productives latino-américaines en échange d’accès aux ressources et de débouché pour son industrie.
La Chine peut ainsi bien développer des relations avec des partenaires promouvant des politiques néolibéralismes que keynésiennes ou socialistes, alors que les États-Unis ne disposent pas de cette souplesse. La dépendance chinoise paraît bien moins scandaleuse que la subordination américaine pour les peuples latino-américains et les gouvernements progressistes disposent de davantage de leviers de manœuvre, bien que Correa ait dû s’endetter auprès de la Chine et orienter une partie de ses choix économiques sous dépendance.
La Chine a besoin stratégiquement d’être en bonne relation avec les pays non occidentaux pour répondre aux besoins de son impérialisme et renverser la domination américaine et occidentale sur le monde. Une autre erreur serait donc de considérer l’impérialisme chinois comme plus humain. Il s’agit avant tout d’intérêts économiques et de stratégies géopolitiques. Ce n’est pas parce que la Chine et la gauche Latino-américaine ont pour intérêt immédiat de briser la domination américaine que leurs intérêts et volontés se rejoignent en tout point, loin de là.
Enfin, de cette dernière remarque sur la souplesse de la Chine, émane le fait que nous ne devons pas faire l’erreur de croire qu’une accentuation des relations économiques avec la Chine se traduit par un alignement politique. L’Histoire témoigne que cela n’est pas toujours le cas.
Ainsi, Cuba a eu besoin après sa révolution de 1959 de se rapprocher de l’URSS afin de développer son économie. Cette dernière, en achetant des productions cubaines au-delà des prix du marché, en lui assurant des débouchés fiables pour ses productions et en l’aidant dans son développement industriel, le faisait bien plus par soutien idéologique qu’intérêt économique. Cela n’a pourtant pas empêché Cuba d’être à l’avant-garde du mouvement des non-alignés, de dénoncer la logique belliciste de fragmentation du monde en bloc en promouvant la paix et de critiquer le manque de démocratie en URSS !
Ainsi, l’Équateur, durant les années Correa, s’est fortement impliqué dans le rapprochement des pays Latino-américains et a mis en avant son anti-impérialisme tout en promouvant de manière créative de nouveaux processus de participation citoyenne à la vie politique.
C’est donc bien plus qu’une adhésion idéologique, le rapprochement de l’Équateur avec la Chine résultait d’une nécessité économique, d’une étape dans le processus ultime de libération anti-impérialiste de son pays et de la voie vers un socialisme en adéquation avec ses caractéristiques nationales.
Les enjeux en Amérique Latine si Luisa Gonzalez est victorieuse
Depuis la fin du second mandat et la trahison de son successeur Moreno, l’Équateur s’est à nouveau rapprochée des États-Unis. La vieille subordination n’a pas tardé à ressurgir. L’économie a été mise à sac par six années de renouement avec les politiques néolibérales. Les droits acquis par le peuple et les travailleurs durant l’ère Correiste ont été en grande partie remis en cause.
Une partie de la population s’estime trahie par le virage néolibéral du président Lenín Moreno, qui avait promis de poursuivre la « révolution citoyenne » de son prédécesseur Rafael Correa. Par ses attaques répressives, son gouvernement a contraint Correa à emprunter le chemin de l’exil et bon nombre de ses camarades ont été envoyés en prison.
Cela explique l’arrivée en 2021 du très corrompu et fort compromis Guillermo Lasso, candidat libéral-conservateur. Celui-ci a poursuivi la mise à sac des droits sociaux de la population et la livraison du pays aux élites économiques et aux multinationales américaines. Impopulaire, dans le viseur de l’opposition parlementaire, dirigé par les successeurs de Correa, il a destitué le parlement le 16 mai dernier.
Cela a engendré la tenue d’élections législatives, largement remporté par le Mouvement de la Révolution Citoyenne (gauche correiste) (8) avec 39,7 %, loin devant le Mouvement Construire de l’ex-candidat assassiné Fernando Villavencio à 20,4 %. De même, la candidate correiste Luisa Gonzalez a largement remporté le premier tour de l’élection présidentielle avec 33,6 % des suffrages contre 23,4 % en faveur du milliardaire Daniel Noboda.
Il s’agit donc d’un duel entre une candidate ayant la volonté de reprendre les politiques de Correa face à un capitaliste n’ayant d’autre programme que la poursuite du pillage du pays par l’oligarchie. Si les positions de Luisa Gonzalez, proche de l’Église catholique, sur l’avortement sont surprenantes et impensables pour une candidate de gauche, elle n’en porte pas moins une perspective de développement socialiste, de progrès social et d’anti-impérialisme pour son pays. Son élection serait d’une importance majeure pour le mouvement s’opérant en Amérique Latine.
Elle inscrirait son pays dans la convergence des gauches latino américaines pour des perspectives de nouvelles coopérations économiques et pour une monnaie régionale commune. L’heure n’est plus à la conciliation pour la gauche latino américaine – excepté pour le très modéré Gabriel Boric, président du Chili – En Colombie, Gustavo Petro est contraint de rompre de plus en plus avec les élites économiques et les « recommandations » américaines pour mener à bien son programme de réformes sociales.
Au Brésil, Lula, soutenu par le Mouvement des Sans Terres et les autres forces de progrès, aiguise de plus en plus sa critique de l’impérialisme américain et pousse pour une monnaie commune latino-américaine. Ces pays ont normalisé leur relation avec Cuba, Nicaragua et le Venezuela, laissant entrevoir de nouvelles coopérations et une solidarité inédite des forces progrès face aux forces réactionnaires bien souvent liées à Washington.
La victoire de Luisa Gonzalez ce 15 octobre permettrait de renforcer les positions de la gauche latino-américaine et renforcerait cette aspiration des peuples latino-américains à reprendre le contrôle de leur existence et à se développer librement en rompant avec la dictature du dollar auquel ils sont assujettis et qui entrave toute perspective de progrès social.